Sur des fonds uniformes

Vieillerie 1#1995

Publiée dans le catalogue « Benetton par Toscani », exposition au Musée d’Art contemporain de Lausanne en 1995.

Sur des fonds uniformes…

Une récente publicité, réalisée par Benetton, est la simple image d’un uniforme, étalé là, sur un fond blanc. Ce n’est pas cet uniforme exemplaire que le militaire aime à exhiber, celui qui lui sert à parader. A vrai dire, celui que l’on voit, ici, ce n’en est même pas vraiment un. Seul le pantalon, par son motif, peut évoquer la fonction de ces vêtements. C’est en quelque sorte un « uniforme de fortune », composé avec ce qui a pu être récupéré dans l’urgence d’une guerre qu’on n’attendait pas, et qui pourtant dure toujours. Celui qui le portait est mort, et voilà tout ce qu’il a laissé. C’est à lui que revient, post-mortem, le droit de représenter les autres victimes. On ne connaît pas son histoire. On ne sait pas comment sa vie a été brusquement interrompue. Ses vêtements, ses reliques a-t-on envie de dire, sont seulement affichées là, à la vue de tous.

Regarder ainsi ce qui reste d’un homme, cela nous touche. A l’évidence, même, cela nous choque. Je dis à l’évidence car c’est exactement ce qui est recherché : le scandale. On sait, depuis Serge Daney, qui l’avait si bien montré, que les images que Benetton diffuse ne sont pas seulement à voir mais élaborées « pour voir », pour nous voir, afin que le marché s’adapte, à nos cultures, a nos idéologies. ll faut pour cela trouver des images provocantes. La guerre en propose. Les épidémies aussi, ou la misère. C’est presque l’histoire de l’espèce humaine qui est esquissée par Benetton depuis quelques années, via son maître de communication, Oliviero Toscani. Une histoire de corps, avec leurs naissances, leurs maladies, leurs faiblesses, leurs blessures, leurs morts. Surtout pas une histoire des cultures. Celles-ci sont synonymes de différences et donc de résistance au marché.

Dans Colors, le magazine publié par Benetton, tout est fait pour les nier. Elles ne correspondent plus qu’à des choix faits par des individus, comme on choisit d’acheter tel produit plutôt qu’un autre, tel vêtement parce que la couleur nous plaît. Toscani, il y a quelques années, avait montré des personnalités bien connues, le pape, la reine d’Angleterre, Arnold Schwarzenegger et Michael Jackson, avec leurs couleurs de peau changées. Comme si cela n’avait aucune importance, puisqu’à l’origine tous les corps sont identiques. Leurs différences ne doivent pas être un obstacle à leur uniformisation. C’est-à-dire leur naturalisation, leur acclimatation à ce nouveau monde promis et construit par Benetton, celui justement où l’Histoire, la grande, n’est plus que naturelle — et la guerre dont est victime le jeune Bosniaque est prise dans cette histoire-là, n’étant plus qu’un événement inévitable pour l’humanité, quelque chose qui revient régulièrement, qui intervient dans le monde comme une maladie s’immisce dans un corps, c’est-à-dire, toujours, de façon naturelle. Mais naturalisation veut aussi dire empaillage, et que nous montrent d’autres les catalogues Benetton que des corps figés, des corps sans vie ? Toscani se livre à des expériences, des expérimentations, sur les corps, sur les images des corps. Ce monde dont nous parlons, celui auquel chaque corps est rattaché, repose donc sur l’économie de marché, imposée comme seule réalité et comme seul lien entre les hommes. Et l’histoire de la communication de Benetton est aussi celle d’un manque à combler, double, après la fin du communisme et l’intérêt moindre porté, en Occident surtout, à la religion. La grande idée de Luciano Benetton et de Toscani va alors être de proposer, ou d’imposer, disons d’imposer par des propositions imagées, ce nouveau lien, cette nouvelle religion qu’est l’économie de marché. Pour cela, ils n’auront pas manqué de récupérer — on sait combien la publicité sait s’emparer de toute image déjà existante — l’iconographie chrétienne. C’est ainsi que l’on vit Luciano lui-même apparaître en Bon Pasteur, à la télévision, entouré des moutons multicolores qu’il se chargerait — telle serait sa mission — de rassembler ; ou encore que l’on put se recueillir devant une pietà où le fils, entouré de sa famille, était montré agonisant, touché par le sida. Ce que ces images veulent provoquer en nous, c’est un sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. Les moutons étaient certes de couleurs différentes, mais tous semblables. Quant à ce malade atteint du sida, c’est son corps diminué qui vient nous rappeler la précarité du nôtre. La compassion que l’on éprouve nous lie à cet homme dont on ignore tout, si ce n’est qu’il est mort. Voilà ce qu’est un lien humanitaire, sur lequel cette image est fondée. Et l’humanitaire est pleinement sous l’emprise du marché, via les médias.

Revenons au soldat, et à son uniforme. Sur l’affiche, il y a une phrase qui accompagne ses vêtements. Elle est signée par son père, qui autorise Benetton à utiliser « le nom et ce qu’il reste de [son] fils mort Marinko pour la paix et contre la guerre ». Les parents de la victime du sida, déjà, avaient permis une telle utilisation de l’image de leur fils. Ce qui n’avait alors pas empêché les critiques, parfois violentes. Toscani avait alors répondu, par une phrase qui aujourd’hui encore, peut surprendre, et surtout effrayer, par son renversement cynique : « ce n’est pas Benetton qui exploite le fils qui meurt mais le fils qui meurt qui exploite Benetton en continuant à parler du problème du sida ». Montrer ne veut plus dire transmettre, témoigner, mais rendre service, aider à la connaissance, rendre public, donc faire de la publicité. Cette exposition publique du malheur des autres, elle se forme sur un fond de consommation. Le fond blanc de l’affiche, que Toscani laisse très souvent tel quel, prend alors une valeur particulière. Les corps semblent y flotter. Il s’apparente à ce fond bleu utilisé pour les trucages en vidéo, ce fond neutre destiné à être remplacé, ensuite, par des images. C’est-à-dire à relier ces corps en apesanteur à du sens. Or, dans le cas qui nous intéresse, ce à quoi ces corps peuvent être reliés, c’est au marché.

C’était toute la portée de cette image que Toscani nous avait montrée il y a quelques années, ce bébé, « sans eau du bain » disait Daney, dont le cordon ombilical ne demandait qu’à être rattaché à quelque chose. C’est ce même bébé, ou son jumeau, que l’on peut voir dans une vidéo de Zbigniew Rybcynski, intitulée Steps. Cette fiction se déroule dans un studio de télévision. Des touristes américains vont tenter une expérience, entrer dans Le cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein, et plus particulièrement dans la scène dite des « escaliers d’Odessa ». On les voit au départ sur ce fond bleu, neutre, dont nous parlions, montant des marches invisibles, et donc flottant en quelque sorte. Puis on les retrouve au cœur du film. lls déambulent au milieu des personnages, se font bousculer parfois, manquent de se positionner dans le champ de tir des soldats… Le réel est perdu, et une jeune femme se retrouve les mains pleines de sang après avoir touché une personne blessée. C’est Séguéla croyant attraper le sida en portant un Benetton… Mais les scènes les plus terribles sont celles où l’on voit les touristes discuter du prix de cette technologie qui leur permet ainsi de pénétrer dans le film, alors qu’un homme, ou un enfant, meurt à leurs côtés. Ou encore quand l’image, en gros plan, de cette femme touchée par les balles des soldats, se détache sur les touristes, dans le fond, en train de dévorer des hamburgers… Et c’est bien ce que l’on imagine en regardant cet uniforme que Toscani a décidé de nous montrer, ce consommateur-là, qu’il mange ou qu’il achète des vêtements. C’est lui que l’on voit se substituer au fond blanc. Face à cet uniforme du soldat, on pense à celui du consommateur — Benetton n’appelle-t-il d’ailleurs pas « uniforme » les vêtements de sa marque ? — d’un genre différent, moins disciplinaire, plus démocratique (on peut en choisir la forme et la couleur), qui est aussi celui du touriste, qui ne fait rien d’autre finalement que consommer de la culture. Son arme à lui est l’appareil photo ou la caméra, et il ne cesse quasiment jamais de l’utiliser chez Rybczynski : des clichés d’un type qui ne déplairait pas à Toscani. Une arme aussi redoutable que les fusils des soldats. Les touristes finissent d’ailleurs par se transformer en vampires, prêts à vider les personnages de leur sang tout comme ils vident le film de tout sens, de toute vie. Avec la mort des personnages, c’est peut-être aussi celle du cinéma, ou de ce qu’il représentait, une esthétique justement opposée à celle de la publicité. Et la fin de la vidéo confirme ce pressentiment d’une victoire de celle-ci : on voit ce bébé devenu célèbre, celui qui dévale les marches dans son landau, se retrouver projeté sur le plateau de télévision, sans eau du bain, libéré du communisme que représentait le film et des plans dans lesquels il était emprisonné, prêt donc à être rattaché au monde des touristes. Le jumeau du bébé de Toscani… Cette manière de manipuler les images, les formes, de les prélever, de les récupérer, n’est pas sans conséquences. Le temps et l’espace sont perdus. Et avec eux les hommes qui les occupaient. Le soldat Marinko est mort à la guerre, mais il a été sanctifié par voie d’affichage, et maintenant il est perdu entre un deuil privé et une exposition publique. Égaré dans les limbes de la communication, qui n’a aucune pitié. Si Toscani s’est un jour comparé à Marcel Duchamp, c’est que, pour lui, les photos sont des ready-made (« toutes les photos m’appartiennent », dit-il). Si Duchamp avait réalisé lui- même sa Fontaine, « le concept n’aurait pas été aussi fort »? Toujours, sur les affiches, c’est ce qu’on peut lire : « concept : O. Toscani ». Jamais il n’est question de forme. Les photographies utilisées pour les campagnes de Benetton sont rarement faites par lui. C’est en cela qu’il se sent un peu avant-gardiste, en publicité du moins.

Mais c’est aussi ce qu’il croit suffisant pour être un artiste, pour « faire de l’art ». Or ce qu’il a retenu de Duchamp, ce n’est qu’un « coup médiatique » réussi, un scandale qui aurait fait avancer les choses. C’est-à-dire qui aurait en quelque sorte changé le monde. Et c’est bien ce que Toscani voudrait faire aussi, lui qui expose des spécimens de notre monde, qu’il voudrait voir devenir l’ancien. Qui pourrait penser que cette attitude est celle de quelqu’un d’engagé, à part lui-même ? Car le monde qu’il désire est bien loin d’être révolutionnaire : il vise à l’uniformisation des individus.

C’est à force de croire qu’il avait une mission, faire réfléchir sur des problèmes contemporains, que Toscani s’est persuadé qu’il était un artiste, et même mieux, qu’il était plus utile qu’un artiste. Seulement la question « ceci est-il de l’art ? » n’est plus la bonne. Parmi toutes les images que notre œil intercepte, il en est qui nous regardent et d’autres qui nous sondent. J’aurais toujours tendance à préférer les premières, même si les secondes sont plus démocratiques. Car le système de Toscani est fondamentalement démocratique, chacun ayant le droit de penser ce qu’il veut devant les images, y compris que montrer un malade atteint du sida, « ça ne se fait pas », ou qu’il vaut mieux montrer la « jeunesse saine » (selon les dires de Séguéla). ll est aussi basé sur l’instantanéité du regard. Ses images ne peuvent nous toucher qu’une seconde, le temps qu’il nous faudra pour passer en voiture devant les affiches, avant de faire de nouveau attention aux autres dangers qui nous guettent sur la route.

La prochaine étape sera-t-elle de former des hommes, des auteurs, des artistes capables de nous offrir directement ce type d’images à consommer ? Peut-être est-ce la mission de la mystérieuse école d’art mise en place par Toscani. Dans une des dernières publicités, celle qui nous montre une multitude de visages dont certains, réunis, forment les quatre lettres du mot AIDS (l’inévitable détail provocant), on dénombre pas moins de cinq photos de Toscani lui-même. Ces clones, ainsi désirés, seront les communicants de demain, futurs diplômés de l’école de Toscani, à même de surveiller, par l’image, les goûts des consommateurs. Une école qu’il a cru bon d’appeler la Fabrica, comme s’il était nécessaire d’insister sur sa vocation : ceux qui en sortiront, on peut s’en douter, seront tous formés de la même manière, comme, justement, dans une fabrique, tous coulés dans le même moule. En les exposant ainsi, parmi d’autres individus, comme un entomologiste expose des insectes, Toscani anticipe sur ces spécimens qui naîtront de ses manipulations. Quels que soient leur origine, leur physique, leur état de santé, ils seront tous forcément vêtus de ces uniformes pacifiques que les catalogues Benetton nous dévoilent chaque saison. Tous différents, mais tous les mêmes.

Thierry Dusausoit, 1994

citations :

Serge Daney, «Bébé cherche eau du bain», Libération, 30/09/91 et01/10/91.

Dimitri Friedman, « Oliviero Toscani, un provocateur en mission ? », C8 Ne ws, No 245, 17/02/92, p. 62.

Curd Vandemaele, « Oliviero Toscani, Fimmoraliste », Scope 93, p. 314-315.

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